Rétrospective
Rédigé en 1997 pour les 25 ans de lâAOT et publié dans la plaquette « Visage de lâAOT âAtelier Ćcuménique de théologie », ce texte dâIsabelle Ducret, journaliste, rend compte dâentretiens avec les fondateurs de lâAOT, des directeurs, des enseignants et des enseignantes. La journaliste a consigné ses remarques dans un texte qui ne contient pas seulement un écho de ce quâelle a entendu, mais une mise en perspective et un questionnement qui n'ont rien perdu de leur actualité..
Les bonnes personnes au bon moment
LâAtelier oecuménique de théologie (AOT), câest lâhistoire dâune sacrée brochette de chrétiens, des femmes et des hommes, qui choisissent de vivre leur foi pleinement en harmonie avec leur temps.
Née de son époque et de la passion du réseau de fondateurs pour la théologie, cette réalisation est le fruit dâune rencontre des bonnes personnes au bon moment. Une expérience unique.
Le contexte
Dans le parc des Bastions, le Monument de la Réformation rappelle aux visiteurs que Genève fut au XVIème siècle surnommée la âRome protestanteâ. Sur le mur, les statues représentent Guillaume Farel, Jean Calvin, Théodore de Bèze et John Knox (de gauche à droite).
Après une longue domination protestante, la cité de Calvin connaît, dans les années 60, un quasi-équilibre quantitatif entre catholiques et protestants. Cette balance nouvelle ne durera cependant pas. La tendance évoluera en sâaccélérant vers une nette majorité romaine, due essentiellement à lâimmigration de travailleurs venant de pays catholiques du Sud de lâEurope.
Outre ce bouleversement démographique intérieur finalement très rapide, plusieurs événements essentiels donnent lâimpulsion de départ de lâAOT : le Concile Vatican II (1965), lâélan de Mai 68 et le Synode 72. Dans le climat dâébullition intellectuelle et oecuménique, des théologiens - des jésuites et des collaborateurs du Centre protestant dâétudes (CPE) - vont alimenter lâembryon de débat qui sâinstaure progressivement à Genève.
Lâinvestissement humain
Lâidée de créer lâAOT nâest pas venue ex-nihilo. Au contraire, lâinvestissement humain est énorme. Pendant une année et demie, lâéquipe de jésuites et le Bureau du CPE se retrouvent hebdomadairement pendant des heures pour confronter leurs conceptions théologiques. Un chemin de Damas. Jusquâoù peuvent-ils se comprendre, accepter lâautre ?
Or, ces pionniers se prennent au jeu. Au-delà des discussions sans ménagement, les préjugés sâeffacent, des liens dâamitié se forment. Les divergences qui apparaissent sâavèrent être parfois, à la surprise de tous, davantage intraconfessionnelles quâinterconfessionnelles.
La démarche franchit une étape supplémentaire lorsque ce noyau décide dâinclure des retraites et des célébrations communes. Dès lors, une chose est sûre: ces moments inoubliables et lâenseignement quâils procurent doivent être partagés plus largement. Lentement, lâidée dâun atelier oecuménique de théologie prend racine.
Ni une sous-faculté dâUniversité, ni un lieu de compromis
Dès le départ, les fondateurs sont clairs sur leur projet. Ils ne veulent pas dâune sous-faculté de théologie universitaire ni dâun enseignement rendu médiocre par lâamalgame de deux confessions. Le titre du projet traduit cette ambition: âatelierâ - parce quâon y travaille ensemble, et âoecuménique de théologieâ - qui ne signifie pas théologie oecuménique. La nuance est là.
De plus, dans le contexte des années 70, la nécessité de rendre sa place au Peuple de Dieu est évidente. LâAOT par son enseignement doit âpermettre aux femmes et aux hommes dâaujourdâhui un cheminement vers la cohérence de leur foi chrétienne et lâexpression dans leur vie de leur appartenance au Christâ. Ce lieu dâéchanges se veut aussi un espace dâexpression pour tous ceux qui se tiennent à lâécart de lâEglise, avec leurs questions, leurs attentes et leurs critiques.
Tout un programme pour les enseignants. Non seulement ils devront préparer leurs cours, le présenter en tandem interconfessionnel, mais encore assister à tous les autres. Sans oublier que, dans leur volonté de dépassement du cadre intellectuel, les fondateurs ont prévu des travaux en petits groupes et un accompagnement spirituel individuel de chacun.
Du coup, le choix des participants se doit de répondre à certaines exigences. Sâil est clairement défini dès le départ quâune formation universitaire nâest pas exigée, la motivation en revanche est un critère incontournable. Pour supporter la formule, deux heures hebdomadaires pendant deux ans, lâAOT-iste doit, en effet, sâaccrocher. Des sceptiques, à ce moment, estiment que personne ne voudra monter dans un tel bateau. Sûrs de leur idée, les fondateurs ajoutent une condition au recrutement: un participant ne peut suivre quâune volée. Il est exclu, dans lâesprit démocratique qui anime lâéquipe, de créer une élite âAOT-isteâ à Genève.
Regard des autorités ecclésiales
Dâemblée, lâEglise nationale protestante de Genève et les représentants de lâEglise catholique romaine soutiennent le projet. Sans hésitation. Ajoutant un coup de pouce financier interprété comme une reconnaissance symbolique du projet.
Du côté de lâévêché à Fribourg, lâaccueil est plus froid. Pas de veto. Pas dâencouragement non plus. A signaler quâà cette époque, les jésuites - responsables du côté catholique de lâAOT - ne sont pas reconnus comme membres du presbyterium, lâabolition des articles dâexception ne datant que de 1973. Dès lors, leur démarche sâapparente davantage à une information quâà une demande dâautorisation formelle.
Succès immédiat
En 1973, le cursus démarre sous le thème pour le moins interpellateur de: âSatisfaits de votre Dieu ?â. La centaine dâinscriptions qui tombent sur le bureau des initiateurs dément les mauvais augures, 72 femmes, 32 hommes, 56 protestants, 46 catholiques, âgés entre 20 et 84 ans, répondent présents. La structure de lâAOT se compose dâune dizaine dâenseignants ainsi que dâun Comité comprenant deux directeurs, un de chaque confession, et 6 à 7 laïcs, Comité qui se révélera une véritable bouée de sauvetage dans les périodes de tempête.
Au programme, rien moins que la découverte de lâensemble du champ de la foi chrétienne. Inépuisable sujet. Détonante présentation. Les AOT-istes se régalent de la liberté dâexpression de leurs enseignants, de leur enthousiasme, de leur confrontation intellectuelle, de leur respect mutuel. A replacer dans un contexte dâélan résolument oecuménique encore vécu surtout par des privilégiés. Plus dâun membre du cours, catholique ou protestant, avoue nâavoir jamais mis les pieds respectivement dans un temple ou une église ! Et, au bout de la première année, ces ânovicesâ pratiquent déjà lâhospitalité eucharistique lors dâune célébration.
Le bouche-à-oreille fait alors des merveilles. La liste dâattente est si longue que le Comité de lâAOT lance exceptionnellement la deuxième volée sans attendre la fin de la première.
Sâadapter à son temps
Lâutopie exacerbée des premières années folles de lâAOT souffre du rythme effréné. Un changement de directeurs donne lâoccasion de déceler des usures dans le programme et la fatigue des enseignants. Lors des évaluations, les participants signalent lâimmensité du champ traité comme un défaut. Il faudra un trimestre de pause, entre deux volées, pour aplanir les tensions et redéfinir un programme dâenseignement. LâAOT se repose pour mieux se relever. A partir de 1981, la volée traite dâun aspect précis, en lien avec les interrogations de lâépoque, par la âlorgnetteâ théologique. Là encore, le premier thème de cette nouvelle formule, âLe tempsâ, explique bien lâidée sous-jacente. Le virage est plus important quâil nây paraît. LâAOT sâinscrit non plus comme un lieu de formation des laïcs, en vue dâun engagement ecclésial, mais comme une possibilité dâapprofondir ses connaissances théologiques autour dâun thème dâactualité.
Lâorganisation a également subi une légère modification. Frappée par certains dysfonctionnements émergeant dans les groupes de travail et dans les accompagnements personnels, la nouvelle équipe de responsables rend ces derniers facultatifs, instaure des ateliers dâétude de textes bibliques, cette fois intégrés au programme des cours, et des laboratoires dâexpression des participants. Enfin, à la demande générale, le nombre de célébrations avec hospitalité eucharistique sâintensifie nettement, pour atteindre le rythme dâune fois par trimestre.
Par ailleurs, le puits de recrutement des AOT-istes nâest pas sans fond. Un nouvel axe promotionnel se dessine, orienté vers le milieu encore inexploré du monde des organisations internationales et non gouvernementales. Avec succès. LâAOT ajoute ainsi à son bagage lâoffre dâune passerelle dâintégration entre les milieux chrétiens genevois et international, du moins pour ceux qui parlent le français.
Coup dur extérieur
En 1983, une nouvelle épreuve attend les AOT-istes. La perspective, confirmée en 1987, dâun évêque dans la cité de Calvin provoque une levée de boucliers. Les tirades sont violentes au sein de lâéquipe. Les envolées rhétoriques sur lâoecuménisme prennent un sérieux coup de pragmatisme. Mais lâAOT réussit à prouver quâil nâattrape pas la grippe lorsque les institutions ecclésiales toussent. Il nâempêche. Lâéquipe responsable, dont encore de nombreux fondateurs, réalise à ce moment un concept devenu fondamental avec le recul. Rien ne sert de rêver une solution dans lâunité visible mais fragile. Mieux vaut une compréhension respectueuse et solide des différences.
Le renouvellement nécessaire
En 1989, lâAOT entre dans une nouvelle phase de transition. Les événements porteurs de ses débuts semblent lointains. Mai 68 a plus de vingt ans. Les vocations ministérielles se font rares, la disponibilité précieuse. Investir autant de temps pour apprendre ou enseigner, nâest-ce pas un luxe aujourdâhui ? Sur le plan oecuménique, le vent en poupe a tourné. Il vient de face. Le climat est au repli identitaire, la population se démarque des religions officielles.
Eviter la sclérose. LâAOT nâa pas dit son dernier mot, développant une fois encore ses capacités dâadaptation à son époque. Tout dâabord, lâoptique résolument oecuménique présentée désormais comme un acquis, et non comme un défi, séduit une frange de chrétiens en recherche de leurs références. La demande a changé. Les AOT-istes ressentent moins le besoin de régler leurs comptes avec leur passé, leurs Eglises. Ils se retrouvent ballotés dans une crise soudaine, laissant sur le carreau des blessés de la vie de toutes sortes. âTemps de crise, temps de croire ?â, une fois encore les responsables de lâAOT illustrent leur tournant par le premier thème du nouvel élan impulsé. Dans une société en manque de communication, ils accentuent les espaces de prise de parole individuelle où chacun raconte une âhistoire de vieâ, quand il se sent prêt. Des moments dâémotion, parfois de confidences, qui permettent la création dâun groupe aux liens forts, dans lequel le mot âpartageâ nâest pas vain.
La force de lâAOT
En 1997, année qui marque les 25 ans de lâAOT, les deux nouveaux directeurs, qui sâapprêtent à reprendre les rênes en septembre, ne risquent pas de sâendormir sur leurs lauriers. Certes, le label AOT garantit aujourdâhui la qualité du produit. Mais lâenjeu est ailleurs. Dans une société de plus en plus marquée par le stress dans lequel surnage lâhomme, âmonstre dâinquiétudeâ et âinfatigable questionneurâ, lâéquipe dâenseignants a du pain sur la planche.
Il sâagit de donner des outils valables pour permettre aux AOT-istes de naviguer tout seuls, de reprendre leurs interpellations, de répondre à une attente spirituelle très forte qui plonge ses racines parfois dans dâautres sources que le christianisme. Profondément convaincue que la Bible peut donner des références dans cette société en manque, lâéquipe sâaxe toujours davantage sur la théologie prospective ancrée et ouverte sur le monde aux frontières poreuses dans lequel évolue son public.
Dâailleurs, et certains lâespèrent, la question dâune ouverture interreligieuse de lâAOT peut se poser. Théoriquement, câest envisageable. Pratiquement, les conditions ne sont pas réunies. Les liens privilégiés qui unissent lâéquipe dâenseignants ont nécessité une longue démarche, pas encore effective avec les représentants dâautres religions. Un jour peut-être⊠Ce qui nâempêche pas de solliciter des invités extérieurs de temps en temps pour compléter les cours. Et puis, finalement, commençons par être au clair avec la spécificité chrétienne: il y a tant à découvrir de sa propre identité et de celle de son voisin de confession, trop souvent cantonnée aux belles histoires racontées au catéchisme. A chaque volée, la relecture des textes du Livre se révèle mordante pour les participants.
Une formule qui gagne
Lâossature actuelle de lâAOT semble avoir trouvé un certain équilibre entre le cours de remise à niveau, lâexplication de textes tournée sur les interrogations dâactualité, et les témoignages personnels. Fin dâune interdiction tout de même: désormais, une quinzaine dâanciens AOT-istes pourront bénéficier dâun ârappel de vaccinâ et recommencer une volée.
Pourquoi changer une formule qui gagne ? La caractéristique de lâAOT dâaujourdâhui, sâil ne fallait en citer quâune, sâinscrit dans la conscience aiguë de lâéquipe dâenseignants de sâadresser à des adultes imprégnés de leurs expériences individuelles qui expriment leur insécurité, leur peur, leur recherche intérieure à travers le religieux.
La participation des AOT-istes nâen est que plus valorisée. Et les enseignants apprécient ce lieu dâéchanges riches, cette stimulation constante, cette recherche continuelle de la stabilité en affermissant sa foi. Lâappellation âatelierâ a trouvé tout son sens.
Une question de choix
Pourtant, le renouvellement, notamment des enseignants et de jeunes participants - malgré un recrutement dès les années 90 en Haute-Savoie et France voisine -, porte une ombre au tableau harmonieux. Pour plusieurs raisons. Dâabord, lâinvestissement en temps est toujours aussi énorme. Chaque volée reprend à zéro et sur un thème différent. Inutile donc pour les enseignants dâenvisager de ressortir les exposés de lâan passé sous peine dâêtre collés âhors sujetâ. Et la pénurie du côté catholique, lâindisponibilité du côté protestant écument largement la liste des candidats. Sans oublier les exigences dâun travail collectif, formule hors ligne dans une société bercée dâindividualisme. Mais tout est question de choix. Les enseignants, en effet, avouent savourer avec délectation ces quelques heures consacrées à la réflexion, ces rendez-vous loin de lâurgence quotidienne.
Quant aux participants entre 20 et 40 ans, leur rareté sâexpliquerait également par lâindisponibilité. Toujours une question de choix. A cette période de la vie, on ne ressent pas forcément comme prioritaire le besoin de retrouver une source dans son engagement personnel, ni de retourner sur les âbancs dâécoleâ dont les souvenirs sont encore récents.
Phénomène social
La volonté de ratisser large est sans faille dans lâéquipe. Mais le râteau du recrutement a trois dents relevées en regard du contexte social actuel. En effet, les âassimilésâ oecuméniques, pour lesquels la bataille interconfessionnelle fait partie de la préhistoire, ne se sentent que peu attirés par lâétude des spécificités de chaque confession, préférant cultiver, même partiellement, le dénominateur commun.
Ensuite, le phénomène de repli identitaire touche aussi les communautés, dont certains membres sâavèrent être davantage intéressés à ramener les brebis dans la bonne bergerie que de les partager avec dâautres. Enfin, le dernier recensement fédéral (1990) ne ment pas en révélant une progression très forte de personnes sans religion, et notamment qui rejettent tout contact avec une institution ecclésiale.
Bien sûr, le schéma est caricatural. Actuellement, lâoecuménisme acquis se résume hélas souvent à lâexpression réductrice: âavoir le même bon Dieuâ. Une méconnaissance innocente mais qui risque bien de réveiller un jour certains malentendus. Quant à lâindifférence, elle élargit à tort le contour de sa cible âinstitutionâ si mal cotée aujourdâhui. Les statistiques le prouvent, en effet, lâattente spirituelle ne fait que croître. On exclut lâEglise, mais pas Dieu.
Avenir rose ou gris
Le défi est de taille. Dans une société en perte de références et dâidentité, aveuglée par des clichés relativement récents, lâAOT a maintenant pour tâche de tresser un pont de corde pour relier toutes ces îles en dérive. Et sa fréquentation démontre, sâil le fallait, le besoin de recherche dâun point dâancrage.
De ce point de vue, lâavenir de lâAOT nâest de loin pas inquiété. Son secret se trouve dans ses facultés dâadaptation à la demande, dans son équilibre entre la formation de base pure et le lieu dâéchanges, dans son ouverture oecuménique sans dériver dans le consensuel, dans ses espaces de témoignage sans tomber dans la psychanalyse. La formule magique dâil y a vingt ans est encore pleine de ressource. Et si la durée a démontré la nécessité dâun renouvellement constant, les ingrédients de la recette laissent à lâAOT un goût inimitable.
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